VII
Régulateur d’Attitude vit l’attaquant tomber au milieu du bouclier de vaisseaux environnants ; ils n’eurent pas le temps de se déplacer beaucoup pour l’éviter. Leurs armes se pointèrent automatiquement sur la cible mouvante à l’instant même où elle plongeait en leur sein. Une pluie de missiles flamboyants éclata devant Tue-Temps, des bulles de plasma l’accompagnèrent tandis que des munitions EAM, AM et nanotrous en grappes explosaient tout autour comme un gigantesque feu d’artifice produisant une énorme sphère de scintillation. Plusieurs points isolés explosèrent à leur tour en une tempête hypersphérique de particules mortelles, suivies séquentiellement par des vagues de déflagrations qui secouèrent les vaisseaux dans une hiérarchie de destruction étagée.
Régulateur d’Attitude prit connaissance des rapports qui lui parvenaient en temps réel de sa flotte. L’un de ses vaisseaux s’était fait prendre dans un nanotrou, disparaissant à l’intérieur d’un vaste bouillonnement d’annihilation ; un autre avait été endommagé de manière immédiatement irréparable par une munition AM et restait à la traîne, ses moteurs en rideau. Par pur hasard, aucun des deux bâtiments n’avait d’Affronteur à bord. Le reste des ogives, pour la plupart, furent neutralisées sans peine ; les ripostes de la flotte furent évitées, détournées ou détruites en vol par l’assaillant. Rien n’indiquait qu’il utilisât ses effecteurs dans un autre but que créer des interférences, lancer des interrogations ponctuelles et sonder la masse des vaisseaux assemblés. Le foyer de son attention se situait, au début, au centre de la troisième vague, et avait dévié en spirale vers l’extérieur, pour revenir occasionnellement vers les autres vagues.
Régulateur d’Attitude était intrigué. Tue-Temps était une Unité d’Offensive Rapide de classe Bourreau. Elle aurait pu – elle aurait dû – dévaster la flotte en la traversant ainsi. Elle en était capable…
Il comprit alors. Évidemment ! L’assaillant lui vouait une rancune personnelle !
Régulateur d’Attitude éprouva un sentiment de peur mêlée d’une sorte de dédain. Le foyer d’effecteur de Tue-Temps était maintenant centré quelques vaisseaux plus loin. Il venait sur lui en spiralant. Il envoya d’urgence un message aux cinq Unités d’Offensive Rapide qui l’entouraient. Chacune écouta, comprit et obéit. Le foyer d’effecteur de Tue-Temps papillonnait d’un vaisseau à l’autre, en se rapprochant peu à peu.
Imbécile ! se dit Régulateur d’Attitude, presque en colère contre l’assaillant. Il se comportait de manière stupide, irresponsable. Un bâtiment de la Culture n’avait pas à faire montre d’amour-propre. Il avait cru que le venin dirigé contre lui par Tue-Temps dans son signal quand ils étaient à Pitance était de l’esbroufe, une bravade gratuite, mais il se trompait. C’était sérieux. Blessure d’amour-propre. Tue-Temps était exaspéré d’avoir été personnellement visé par une ruse destinée à l’annihiler. Comme si ses ennemis accordaient une quelconque importance à son identité.
Régulateur d’Attitude doutait que cette attaque eût l’approbation des collègues de Tue-Temps. Ce n’était plus de la guerre, c’était de la hargne ; il en faisait une affaire personnelle alors que la guerre, s’il fallait la qualifier d’un mot, était impersonnelle. Quel idiot ! Il méritait de périr. Il ne méritait pas les honneurs qu’il croyait probablement être en passe de s’attirer pour cette action téméraire et parfaitement égoïste.
Les vaisseaux environnants achevèrent leurs changements juste à temps. Lorsque l’effecteur de l’attaquant prit le premier pour cible, il ne le quitta pas aussitôt pour passer au suivant, comme il avait fait jusque-là. Il verrouilla son objectif, s’attarda, se concentra, accumulant des forces. L’UOR céda de façon étonnamment rapide, alarmante. Régulateur d’Attitude présuma qu’elle avait été obligée de reconfigurer ses champs moteurs pour les concentrer sur son Mental – il y avait eu un signal en forme de cri un court instant avant l’interruption de la communication – mais la nature exacte de sa défaite fut masquée par une pluie d’ogives EAM qui l’annihilèrent instantanément. Un bienfait ; une telle fin aurait été trop atroce pour un vaisseau de combat.
Mais cela s’était passé trop rapidement, se dit Régulateur d’Attitude ; il était à peu près certain que l’attaquant aurait laissé l’UOR – que Tue-Temps avait prise par erreur pour Régulateur d’Attitude – déchiqueter son intellect avec ses propres moteurs plus longtemps s’il avait été totalement leurré ; la pluie EAM avait représenté soit un coup de grâce, soit un hurlement de frustration, peut-être les deux à la fois.
Régulateur d’Attitude émit un signal en direction du reste de la flotte pour demander à tous les vaisseaux de se faire passer également pour lui, mais alors qu’il observait l’UOR attaquée à proximité de l’endroit où il se trouvait disparaître derrière lui dans une cage désintégrante de radiations, il commença à avoir sérieusement peur.
Il avait initialement contacté les cinq vaisseaux les plus proches, dans l’espoir que le premier qui serait détecté et interrogé par les systèmes de l’attaquant ferait croire à Tue-Temps qu’il avait trouvé celui qu’il cherchait de toute évidence.
Mais j’ai été stupide. Il sentit les effecteurs du vaisseau de la classe Bourreau balayer la flotte de l’autre côté du trou que la destruction de l’UOR avait créé dans la vague de vaisseaux.
Temps écoulé insuffisant, se dit Régulateur d’Attitude. L’UOR en cours d’examen était encore en train de reconfigurer la signature de ses systèmes internes en vue d’imiter la sienne. L’effecteur le quitta et le laissa filer. Régulateur d’Attitude gémit.
Je me suis désigné comme objectif ! J’aurais dû… LE VOILÀ !
Une impression de…
Non, il était passé, il ne s’était pas attardé sur lui ! Son camouflage avait fonctionné. Il l’avait négligé, lui aussi, comme l’UOR d’à côté !
Le foyer de l’effecteur bondit sur un autre vaisseau, un peu plus loin. Régulateur d’Attitude éprouva une vertigineuse sensation de soulagement. Il avait survécu ! Le plan avait fonctionné, le subterfuge géant et retors qu’ils avaient mis en place pouvait se poursuivre librement !
La voie de l’Excession était ouverte ; les autres Mentaux de la conspiration le féliciteraient s’il en réchappait. Les… Mais il ne fallait pas qu’il pense aux autres vaisseaux concernés. Il devait accepter la responsabilité de ce qui était arrivé. Lui et lui seul. C’était lui le traître. Il ne révélerait jamais l’identité de celui qui était à l’origine de cette gigamachination criminelle ; il lui fallait en assumer tout le blâme.
Il s’était battu avec le Mental de Pitance, en exerçant des pressions sur lui quand il lui avait dit qu’il préférait mourir plutôt que céder (mais il n’avait pas le choix !) ; il avait laissé détruire l’humain qui gardait Pitance (mais il avait braqué son effecteur sur son misérable cerveau animal quand il avait vu ce qui était en train de lui arriver ; il avait lu son état cérébral animal, il l’avait copié, aspiré avant sa mort, de sorte qu’il allait au moins pouvoir revivre sous une autre forme. Le fichier était là…). Il avait roulé les vaisseaux qui l’entouraient, il leur avait menti, il leur avait envoyé des messages de… de vaisseaux auxquels il ne supportait même pas de penser !
Mais c’était le bon choix qu’il avait fait.
Ou était-ce simplement le choix qu’il avait décidé de trouver bon lorsque les autres vaisseaux, les autres Mentaux l’en avaient persuadé ? Quelles avaient été ses véritables motivations ? N’avait-il pas tout simplement été flatté d’être l’objet de leurs attentions ? N’avait-il pas toujours éprouvé du dépit, dans le passé, à l’idée de n’avoir pas été choisi pour certaines missions limitées mais prestigieuses ? Ne s’était-il pas vexé parce qu’on ne lui faisait pas confiance et qu’on voyait en lui un… Comment disait-on ? Un pur et dur, trop porté à tirer d’abord ? Trop cynique envers les idéologies sentimentales des créatures de chair-charogne ? Trop incertain dans ses réactions envers ses propres prouesses martiales et les honteuses implications morales d’être une machine conçue pour la guerre ? Un peu de tout cela en même temps, sans doute, mais ce n’était pas entièrement sa faute !
Et pourtant, n’avait-il pas accepté l’idée que chacun portait l’irréductible responsabilité morale de ses propres actions ? Il l’avait acceptée, et il avait commis de terribles forfaits. Et toutes ses tentatives de compensation n’avaient été que de pauvres tourbillons dans un irrésistible torrent ; quelques dérisoires mouvements rétrogrades vers le bien, entièrement produits par les féroces turbulences de sa ruée vers le mal.
Il était mauvais.
La conclusion était simple.
Mais il avait été obligé de faire ce qu’il avait fait… Sans pouvoir dire qui l’avait forcé. Ce qui revenait à accepter l’entière responsabilité de ses actes.
Cependant, il y avait les autres ! Comme il ne pouvait les identifier, le poids de leur culpabilité partagée retombait sur lui seul, insupportable, inacceptable.
Les autres ! Il avait encore du mal à y penser.
Quelqu’un, une autre entité, un observateur extérieur, disons, en arriverait probablement à la conclusion que ces autres n’existaient pas réellement, que toute cette abominable machination venait uniquement de lui et qu’il l’avait exécutée sans aide. N’était-ce pas le cas ?
Mais ce n’était pas juste ! Ce n’était pas vrai ! Pourtant, il ne pouvait pas dévoiler l’identité de ses complices. Soudain, il se sentit en proie à une confusion totale. Étaient-ils réels ? Ne les avait-il pas inventés ? Il faudrait peut-être vérifier, rouvrir l’endroit où ils étaient Stockés et parcourir la liste des noms, pour s’assurer qu’il s’agissait des noms de vrais Mentaux, de véritables vaisseaux, et que des innocents n’étaient pas impliqués.
Mais c’était quelque chose d’affreux ! Quelle que soit la manière dont il tomberait après cela, c’était horrible ! Il ne les avait pas inventés ! Ils étaient réels ! Mais il ne pouvait pas le prouver, parce qu’il ne pouvait pas dévoiler leurs noms !
Peut-être aurait-il mieux valu renoncer à tout, demander aux vaisseaux qui l’entouraient de se disperser, de battre en retraite ou simplement d’ouvrir leurs canaux de communication pour accepter les signaux émis par d’autres bâtiments, d’autres Mentaux, et se laisser persuader de la folie de leur entreprise. Qu’ils prennent leurs propres responsabilités. C’étaient des êtres intelligents comme lui. Quel droit avait-il de les envoyer à la mort sur la base d’un vil et ignoble mensonge ? Mais il y était forcé ! Et pourtant… non ! Il ne pouvait pas dévoiler l’identité des autres !
Il ne fallait pas qu’il y pense. Il ne pouvait pas décommander l’attaque. Non, non, NON ! Misère ! Charogne ! Assez ! Assez ! Miséricorde ! Doux néant, n’importe quoi était préférable à cette incertitude déchirante et dévastatrice ! N’importe quelle horreur plutôt que cette atrocité incontrôlable qui saccageait son Mental en ébullition !
Une abomination. Une monstruosité. Un gigacrime.
Il était vil et détestable, méprisable et ignominieux ; il se sentait vidé, anéanti, incapable de communiquer ou de divulguer. Il se détestait, et il haïssait encore plus ce qu’il avait fait. Il le haïssait bien plus que tout ce qu’il avait jamais honni dans sa vie ; bien plus, il en était certain, que tout ce qui avait jamais été honni dans la vie de quiconque. Aucune mort ne pouvait être trop douloureuse ou prolongée…
Soudain, il sut ce qu’il avait à faire.
Il découpla ses champs moteurs du réseau énergétique et en plongea les tourbillons d’énergie pure dans la texture de son propre Mental, déchiquetant son intellect en une supernova de douleur sentiente.